« J’appartiens à l’école catastrophiste. Je pense que les euromondialistes s’imaginent qu’ils contrôleront tout, ou disons qu’ils contrôleront toujours une part suffisamment importante de la structure d’ensemble pour ne pas perdre totalement la maîtrise des processus qu’ils ont enclenchés. Mais je pense tout de même, sans pouvoir le prouver, intuitivement disons, que ces gens-là vont avoir un accident. Personne ne peut contrôler le monde entier. C’est impossible. Il n’est pas dans la nature du monde qu’un système quelconque règne durablement sur une étendue trop vaste, surtout s’il manque de souplesse. Tôt ou tard, il se passe quelque chose qui n’était pas prévu. Le système néolibéral est un château de cartes. Il ne pourra pas résister à une secousse forte. Il est trop fragile pour tenir sur la durée. »
(Michel Drac, De la souveraineté, Editions Scribédit, 2007)
"In crisis we trust [Nous avons foi en la crise]
Sous ce titre provocateur se cache une possibilité effrayante, que la foi en l’avenir ne saurait éliminer, et que le déni de réalité ne pourra plus couvrir longtemps, alors que nous voyons le mur de la vérité s’approcher à grande vitesse.
A l’heure actuelle, le mot « crise », pour la plupart de nos contemporains, n’est utilisé que dans le sens que lui donnent nos chers médias. Médias qui, tout le monde l’aura remarqué, n’ont commencé à nous informer que des mois après le début de ladite crise. Médias qui ont même longtemps refusé d’employer le mot « crise », le mot qui fait peur – et qui, néanmoins, reste de l’ordre du quotidien, du connu, du banal presque.
Résultat : cette crise est une possibilité, elle est intégrée comme telle, mais la définition de ce qui est possible n’a pas été précisée, et le contenu de ce possible n’est pour l’instant nullement concrétisé dans nos vies. Le taux de chômage commence à augmenter d’une manière inquiétante, mais à part ceux qui en sont directement victimes, personne n’a encore clairement pris conscience de ce qui se passe vraiment.
Regardons donc de plus près le début de cette crise, remontons à son origine, et essayons d’en tirer toutes les conséquences – et surtout celles qu’on préférerait renvoyer au domaine du cauchemar et de l’impossible. Regardons de près, car voilà ce qui va se passer dans les mois et les années qui viennent : beaucoup de choses, que pour l’instant par hypothèse nous reléguons dans le domaine de l’impossible, vont brutalement basculer dans le domaine du possible – et ce basculement, bien souvent, se produira une fraction de seconde seulement avant que ces choses ne basculent, tout simplement, dans le domaine du réel.
1) L’épicentre
Il se trouve du côté des USA. Le fait déclencheur est une crise immobilière. Bulle immobilière qui explose, lorsqu’on réalise à quel degré d’absurdité les banques en sont arrivées, qui prêtent à des gens parfaitement incapables de rembourser. L’explosion de la bulle entraîne l’implosion du marché, et le sous-jacent hypothécaire des prêts voit sa valeur divisée par un ratio non négligeable.
Ce fait déclencheur va révéler très rapidement toute la corruption d’un système devenu fou, où il ne s’agit plus que de faire de l’argent pour l’argent – une finance presque totalement déconnectée de l’économie réelle. Les banques ont revendu leurs créances à d’autres banques, après les avoir saucissonnées et ré-amalgamées dans des véhicules complexes et illisibles, au point que plus personne n’est capable de circonscrire le désastre. L’explosion de la bulle immobilière américaine est le battement d’aile de papillon qui suffit à déséquilibrer tout un édifice gigantesque et totalement instable, de Paris à Karachi.
Cet évènement arriva en 2007. Nous autres pessimistes lucides l’attendions pour un peu plus tard. On est toujours surpris quand l’évènement arrive. Toujours, même quand on s’y attendait. Le déplacement des frontières du possible est un phénomène tellement déroutant qu’on peut le prévoir, l’anticiper, mais pas l’intérioriser avant qu’il ne survienne.
L’année 2008, pendant ses huit premiers mois, fut marquée par un impressionnant déni de réalité de la part des autorités concernées, « Tout-va-bien-madame-la-marquise », déni que la population accepta d’autant plus facilement que personne n’a envie de voir reculer les frontières de l’impossible, en matière de crise systémique fatale. Le déni se poursuivi jusqu’à la faillite de Lehman Brothers, qui fut contrainte de vendre quelques milliards d’actifs avant la déroute générale. Le choc fut terrible, et les bourses du monde entier ont opéré un plongeon digne d’Acapulco, lorsque le niveau de la mer est bas. C’est la plus forte correction boursière annuelle de toute l’histoire du capitalisme. Et du fait que dans nos esprits, les frontières du possible étaient restées statiques pendant toute la phase de déni de réalité, pour la plupart d’entre nous, cette chute ne prévint pas, cela se passa du jour au lendemain, ou presque.
L’information égale, libre, exacte, pivot de la théorie libérale avec le rationalisme des agents économiques, était donc inexistante ou mensongère. Les fondations de la maison Lehman Brothers étaient mauvaises, et au premier coup de vent, c’est par terre qu’elle se retrouva. En quelques jours, ce que des millions de personnes tenaient pour assuré s’est avéré totalement faux.
Fermons la parenthèse, mais gardons en tête ce phénomène : le basculement de l’impossible dans le possible ne prévient pas.
2) Le développement
Une fois la finance touchée, il fallait peu de chose pour que l’économie réelle le soit également. Dans cette économie mondialisée basée sur l’effet de levier tous azimuts, avec des ratios d’emprunt délirants, de un pour 40 dans certain cas, à partir du moment où les organismes financiers, ne possédant que peu de réserves en liquides, se voyaient amputer une partie de leurs maigres actifs réels par la faillite d’une horde de wetbacks [littéralement : « dos mouillés », mot américain désignant les immigrés clandestins mexicains] ayant acheté leurs baraques en bois à prix d’or avec un crédit à taux variable, même les très grandes entreprises se sont vu refuser ce qui leur était accordé auparavant. La spirale était enclenchée, l’effet domino pouvait commencer. Le chômage gonfle du fait de la faillite des entreprises entraînant des défauts de paiements, aggravant la crise financière en retour, et ainsi de suite. Prudence des foyers américains, qui consomment moins (alors que la consommation à crédit était le moteur de la croissance dans une économie américaine incapable d’exporter) et voilà que des mastodontes comme General Motors se trouvent en fâcheuse posture. Tous les secteurs économiques liés au crédit, en particulier l’automobile et l’immobilier, et même, au-delà des biens d’équipement, les biens de consommation courante : tous les secteurs économiques ou presque sont entrés d’un seul coup en contraction. Techniquement, ce n’est pas une récession qui commence aux USA : c’est une Grande Dépression.
Passons sur la Bourse qui, en divisant sa valeur par deux, ruine à moitié les retraites par capitalisation. Passons également sur le duo infernal Chine/USA, l’un produisant et prêtant à l’autre pour qu’il continue à consommer, si bien que le rapport importation/exportation des Usa se monte à 160%, tandis que le dragon asiatique est assis sur une montagne de dollars qui ne vaudra peut-être rien demain – et reste dépendant d’exportations qui tendent à se réduire alors que son marché intérieur est presque inexistant, avec un salaire moyen du travailleur chinois de l’ordre de 100 euros. Nous sommes à la veille d’une gigantesque crise de surproduction dans un monde totalement insolvable. La Grande Dépression américaine peut se transformer en quelque chose que personne n’a jamais vu : la première crise totalement mondialisée, le premier effondrement du capitalisme sans qu’émerge un nouveau centre de gravité, sans que le relais soit pris. (...)"